Néanmoins, tout cela tourne autour de l’abstraction qui reste dans l’art du XXème siècle un problème majeur. Des travaux abstraits/concrets, une peinture littérale/autonome… tout cela me paraît avoir d’autres implications que les seuls succès de modes artistiques. O. Mosset, entretien avec J. Armleder, 1986
Cette exposition présente un ensemble de peintures abstraites, géométriques ou non, choisies dans la collection du Frac Limousin (1). Il s’agit de confronter trois générations d’artistes pour lesquels la pratique de l’abstraction n’est pas liée à la même histoire, n’a donc pas le même sens, ni la même portée. L’acronyme qui donne son titre à l’exposition renvoie au jargon des imprimeurs (p.a.o. signifie habituellement publication assistée par ordinateur) et désigne, en creux, les images imprimées dont les tableaux abstraits « historiques » font partie et qui sont aujourd’hui à disposition de tout internaute. La peinture abstraite appartient à cet énorme réservoir d’images où le design graphique dans un premier temps et l’industrie culturelle ensuite n’ont cessé de puiser. Mais les peintres s’emparent parfois de ces signes en retour.
L’abstraction comme readymade
L’artiste qui travaille sous le pseudonyme d’Ernest T. est né pendant la seconde guerre mondiale. Il utilise l’abstraction comme un motif déclinable à l’infini. Ses œuvres les plus connues sont des agrandissements photographiques de dessins d’humour (qui mettent en scène des salons de peinture, des visites d’ ateliers, etc. qui toutes caricaturent nos comportements vis-à-vis de l’art, de sa fétichisation, de sa mythologie) sur lesquels vient s’ajuster ce qu’il appelle une « peinture-nulle », c’est-à-dire un tableau de format adapté, peint à la main, et qui montre l’enchevêtrement de cette lettre T dans des couleurs primaires rabattues, à la fois signe visuel et signature.
(Dans l'image: Ernest T., Grande composition, 1986 / coll. Frac Limousin /© F. Magnoux)
La Grande Composition (1986) est une œuvre ultime de l’artiste, une sorte d’aveu d’échec de son entreprise, puisque malgré son titre, cet ensemble de peintures n’est qu’un tas « joliment disposé » au sol.
John M. Armleder (né en 1948) et Sylvie Fleury (née en 1961) co-signent ce petit tableau abstrait en 1990 et c’est une première œuvre de collaboration. Ils vivent ensemble à l’époque et s’amusent de la notion d’auteur, dans un esprit fluxus, à la fois héritier de dada et nourri de philosophie zen, où, par exemple, les décisions pour faire une œuvre peuvent être jouées aux dés. Le résultat : une peinture géométrique où alternent des rayures verticales roses et blanches, la largeur des bandes diminue progressivement de la gauche vers la droite jusqu’au centre du tableau, la partie droite est constituée d’une alternance régulière de bandes blanches et de lignes roses. L’espace visuel de ce petit format est double et se répartit de manière amusante entre ligne de fuite régulière, à gauche, et lignes parallèles au plan du tableau.
Peintures animées Franck Eon (né en 1961) partage sa recherche entre peinture sur tableau, sur mur, et animation numérique (il prolonge, à sa manière, le dessin animé) et son répertoire est varié : géométrie, anecdotes personnelles, histoire de l’art récente. Ce va-et-vient perpétuel entre peinture et image numérique lui permet d’explorer leurs possibilités communes et séparées.
Dans la série « Cortex » (2005), nom commun de sa galerie bordelaise « cortex athletico » où il travaille à l’époque, il s’appuie sur des clichés numériques qu’il retouche à l’ordinateur pour décomposer l’architecture et proposer de nouveaux espaces. « Il utilise la capacité de la matière picturale à absorber ou, au contraire, à « émettre » de la lumière. Le jeu optique des bleus, rouges, gris, noirs engendre un univers quasiconstructiviste où les effets de perspective ne correspondent plus aux repères habituels. »(2) David Renaud (né en 1965) travaille surtout la question de la représentation contemporaine du paysage en repeignant notamment des fragments de cartes IGN, en matérialisant des courbes topographiques, avec une attention minutieuse aux questions du mimétisme et du camouflage.
 D. Renaud, The Thing (détail), 1998 / coll. Frac Limousin / © DR
Son intérêt va également vers le cinéma d’anticipation. The Thing (1998) doit son titre au fameux film de science-fiction et d’horreur réalisé en 2002 par John Carpenter (3) qui montre une dangereuse créature extraterrestre métamorphe, dont l’aspect visuel se confond avec son environnement organique proche. La nouvelle version qu’en propose David Renaud est un tableau circulaire qui tourne sur lui-même, presque en lévitation au-dessus du sol. A la surface et sur les bords du tondo, un motif irrégulier de cellules va du blanc au noir en passant par des lignes concentriques de jaune orangé, rouge et brun. L’œuvre tend à reconstituer avec les moyens de la peinture une « chose » qui oscille entre vision microscopique du vivant et effet spécial du cinéma.
 B. Thurman, Opfikon, 2004 / coll. Frac Limousin / © F. LeSaux
Est-ce que c’est parce qu’il a été l’assistant de Nam June Païk, le pape de l’art vidéo, que Blair Thurman (né en 1966) s’intéresse autant à l’impact visuel de la lumière électrique ? Connu pour ses oeuvres en néons colorés inspirées du « tuning » (de la décoration des voitures et des motos de courses) et du cinéma, l’artiste américain est aussi l’auteur de tableaux et d’objets peints. A la fois objet et signe visuel, Opfikon est un tondo troué en son centre dont le motif reprend en noir et blanc le schéma d’un obturateur d’appareil photographique, un pictogramme en relief, en somme. Le support de Greentrack est un tuyau de coton (un morceau de lance à incendie) sur lequel l’artiste a appliqué directement la couleur, un vert-jaune lumineux.
L’abstraction comme code visuel Hugo Schüwer-Boss (né en 1981) connaît bien l’histoire de la peinture abstraite et ses applications dans le domaine du design graphique et industriel. Ses oeuvres comportent des signes de provenance diverse, puisés dans le réel. Ainsi, il a réalisé un tableau noir sur fond blanc au format homothétique d’une diapositive, ou encore d’un polaroïd, autant de signes liés à la reproduction de l’image désormais obsolètes. Le polyptique intitulé « Lockers » (casiers) est constitué de seize tableaux monochromes verticaux très précisément exécutés. Sur chaque tableau, des empâtements de matière sont répétés au même endroit et singent les aérations des casiers métalliques auxquels ils font allusion. La gamme chromatique fait alterner des gris moyens, foncés et presque noirs qui se répètent avec une bande de couleur primaire et secondaire. Hugo Pernet (né en 1983) connaît lui aussi en détail l’aventure de l’abstraction. Son attirance va vers des signes schématiques liés à la diffusion (enceintes acoustiques, écran de veille d’ordinateur, etc.). Son « négatif » est la copie littérale en négatif blanc sur noir d’un tableau célèbre qu’Olivier Mosset a réalisé à environ 200 exemplaires entre 1967 et 1972, au moment où avec quelques autres artistes (Buren, Parmentier et Toroni), il voulait ramener la peinture à son degré zéro, tout recommencer. On a souvent annoncé la mort de la peinture. Et si tout n’était qu’affaire de cycle, d’éternel recommencement ?
Y. Miloux, septembre 2009
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(1) Durant l’hiver 2006-2007, nous avons présenté l’exposition « Au-delà de la géométrie (art minimal, sériel) » au Frac Limousin qui mettait en perspective l’évolution de la peinture abstraite américaine et européenne depuis les années 50 jusqu’aux années 80 et les fameux « néo-géo ». Nous renvoyons au site www.fraclimousin.fr pour plus d’informations. (2) Isabelle Rocton, in catalogue FRAC Limousin 1996-2006 troisième époque (3) Il s’agit en fait de l’adaptation d’une nouvelle de science-fiction « Who goes there » publiée en 1934 par John Campbell, d’abord adaptée en 1951 par Howard Hawks sous le titre « The thing from another world » et qui marqua profondément l’enfant John Carpenter.
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