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En 1923 Kandinsky fit circuler un questionnaire dans les ateliers du Bauhaus, invitant chacun à remplir trois figures géométriques – un triangle, un carré et un cercle – à l’aide des trois couleurs primaires. La manœuvre aspirait à établir une correspondance universelle entre forme et couleur, afin de consacrer le fameux système d’équivalence prôné par l’inventeur de l’abstraction : triangle = jaune, carré = rouge, cercle = bleu. Et le questionnaire parvint bien sûr à un consensus remarquable, l’enseignement dispensé au Bauhaus répondant à l’époque largement de cet idéal théorique qui voulait qu’une grammaire visuelle fondamentale sous-tende toute expression plastique.
Parmi les copies présentées au musée des archives du Bauhaus, à Berlin, l’une des réponses dissone pourtant. Là où les instructions inscrites sur le formulaire demandaient explicitement de colorier entièrement l’aire de chacune des trois formes géométriques d’une couleur – jaune, rouge ou bleu –, une personne décide cependant de ne pas observer la consigne, et va barrer d’une seule et même croix les trois figures alignées sur la feuille, traçant pour cela deux séries de trois lignes obliques reprenant les trois primaires. Le geste déborde admirablement le principe d’association arbitraire entre forme et couleur requis par l’énoncé. Le questionnaire vise en effet à assigner le triangle, le carré et le cercle, tout comme le jaune, le rouge et le bleu à une signification fixe ; alors qu’en revanche ce dessin d’intersection énonce la possibilité d’une bifurcation et relie au lieu de segmenter, contrariant toute prétention à établir une sémantique unique et permanente. Ce « x » ouvre à la transversalité. Démultiplicateur, il allègue que si langage visuel il y a, celui-ci n’est pas gouverné par le système usuel des oppositions réglées qui détermine les articulations du discours – ce vers quoi tendait la proposition d’équation formulée par Kandinsky –, mais répond plutôt d’une pluralisation des possibles – il ne se classe ni ne se cadre.
Réunir le travail de Ben Hübsch, de Guillaume Millet et d’Alexandra Roussopoulos est l’occasion de vérifier cela : que la peinture abstraite est l’espace d’une syntaxe indécidable qui ne se laisse ni enfermer dans une définition positive, ni attribuer une fonction univoque. Par un jeu de contrastes de couleurs, de valeurs, les compositions prismatiques all-over d’Alexandra Roussopoulos viennent par endroit excaver le plan pictural, à d’autre y matérialiser des saillies, se jouant de la signifiance toute historique de l’impératif de planéité. Ben Hübsch, lui, stylise des motifs décoratifs observés dans le décor le plus quotidien jusqu’à l’obtention de figures géométriques épurées, dont l’organisation ne fait toutefois jamais complètement obstacle à la reconnaissance du référent source. Entre ornement et forme autosuffisante, sa peinture décloisonne le dualisme de convention qui dresse d’ordinaire l’art mimétique contre cet autre dit abstrait car autonome. Guillaume Millet, enfin, travaille l’incidence de la couleur sur la composition : partant d’un agencement de formes rigoureusement identiques, il conçoit de nouveaux tableaux par la seule modulation des longueurs d’onde et de la luminosité de ses teintes. Mettre en regard ces trois Œuvres, c’est souligner cet enjeu : que loin de résorber l’abstraction picturale à un énoncé propre chaque pratique singulière en dépasse, en déplace la définition.
Marion Delage de Luget